Depuis 20 ans, Anne-Marie Chagnon renouvelle un métal un peu oublié de nos jours, l'étain, « le clair de lune de l'argent », écrivait Georges Rodenbach, quand les étains d'art étaient fort prisés aux époques Art nouveau et Art déco, une passion personnelle. En lui insufflant un côté rock, un peu brutaliste et joyeusement décalé, la designer québécoise lui donne la force d'un bijou classique... ou plutôt le chic d'une sculpture portable contemporaine.
On ne demande pas à un cosmonaute pourquoi il risque sa vie à voyager dans l’espace, pas plus qu’on ne demande à un peintre pourquoi il peint. Il le fait et c’est tout. Il fait ce qu’il a à faire sans le demander à personne, sans même avoir à y penser. C’est ce qu’il y a de plus beau dans le travail de l’artiste, cette liberté de faire, cet élan créateur, comme un souffle venu de l’intérieur.
On peut dire sans se tromper qu’Anne-Marie Chagnon a du souffle et de l’élan. Créer des bijoux qui révolutionnent le domaine est une chose déjà remarquable, mais en créer pendant 20 ans est le signe d’une artiste avec de la profondeur et sur une grande trajectoire. J’ai eu le plaisir de rencontrer Anne‐Marie à son atelier peu de temps avant son exposition, pour discuter de sa deuxième passion, la peinture.
C’est toujours un privilège d’avoir accès à l’atelier d’un artiste et spécialement au moment très particulier où les toiles sont encore chaudes, où l’inspiration flotte toujours dans l’air. La première chose qui me frappe en entrant dans l’atelier, c’est l’espace. Un grand local tout sur le long dans lequel plusieurs stations de travail sont disposées. De grandes tables sur lesquelles on aperçoit des chantiers, des éléments en construction qui se retrouveront éventuellement sur un tableau ou dans une prochaine collection de bijoux. Sur les murs, des dizaines de tableaux sont appuyés pêle‐mêle les uns sur les autres, d’autres à plat sur le plancher.
D’une œuvre à l’autre, on comprend rapidement qu’il y a eu urgence ici. Mais de quelle urgence s’agit‐il? Les traces de travail sur les tableaux sont encore fraîches et nous en disent long sur l’énergie qui anime le travail d’Anne‐Marie Chagnon. Ces taches, ces lignes nous apprennent que la peintre s’investit complètement dans le geste et dans l’acte de créer, mais ils nous renseignent aussi sur un besoin de liberté.
Ce qui saute aux yeux, c’est aussi tout ce blanc, ce vide qui n’en est pas un, comme un univers où se rassemblent des forces brutes, organiques, cosmiques, moléculaires; c’est à la fois l’infiniment grand et l’infiniment petit qui se rencontrent dans un big bang de formes et de couleurs. Toute cette énergie en expansion se déploie sous nos yeux sans le moindre bruit, dans le plus grand silence, une harmonie improbable, un moment de grâce éphémère et fixé, là, sur la toile. Les tableaux, comme de grandes envolées, témoignent d’une soif de grands espaces.
Des bijoux à la toile, il n’y a qu’un pas. D’ailleurs, Anne‐Marie me laisse entendre que ses canevas bruts sont comme des corps vierges sur lesquels elle viendra déposer des couleurs et des formes. Pour arriver à son atelier, il faut absolument traverser les bureaux de l’entreprise, se faufiler entre les employés, passer des boîtes de matériel, pour déboucher enfin sur une pièce qui sert de cuisine, au fond de laquelle se trouve une porte : la porte de son atelier. Véritable appendice de création, l’atelier de peinture est physiquement relié au bureau. Ce sont des vases communicants.
Des traces de ses bijoux sur ses tableaux et des traces de peinture sur ses bijoux, vous en trouverez si vous êtes attentifs aux détails. Une texture par‐ci, un motif par là, certaines formes, mais en aucun cas des gestes gratuits. Si ses collections de bijoux s’inspirent parfois d’un art tribal et primitif qui fait vibrer le corps, sa peinture elle, s’adresse davantage à l’esprit et à l’œil.
Il y a dans les œuvres d’Anne‐Marie une forme d’absolu méditatif. Pour elle, la peinture est à la fois un geste de libération et un sentiment de pleine conscience. Rien n’est laissé au hasard. Chaque forme est en relation avec une autre, dans un équilibre aussi astucieux que libre. Le temps est suspendu, comme au cinéma lorsqu’on arrête l’image. Abstraite et vibrante, sa peinture fait appel à notre capacité de lâcher prise pour se laisser prendre au jeu de l’imaginaire. Si parfois des formes familières apparaissent — un visage, un personnage —, elles n’existent que dans notre tête, l’instant d’un regard, car il n’y a pas dans cette peinture de volonté de représentation. Nous sommes bel et bien dans un espace de pure expression.
Anne‐Marie travaille plusieurs tableaux à la fois. Elle n’a pas le temps d’attendre. La création est là, il faut la saisir et laisser couler la peinture. Faire un cercle sur la toile, d’un grand geste spontané, sans le reprendre, pour ensuite laisser vivre le néant.
Marcel Duchamps, qui a révolutionné l’art avec son urinoir et ses ready‐mades, aimait parler du « coefficient d’art » dans une œuvre. Pour lui, voilà la différence entre ce qui est prévu par l’artiste et ce qui surgit du néant, sans prévenir, au moment de la création. Il y a de ça dans les toiles d’Anne‐Marie Chagnon, l’impression que le résultat est l’œuvre de l’instant présent, une matière forte et organique, mais délicate et raffinée à la fois, une forme issue de l’inconscient et captée par l’intuition de l’artiste.
J’ai quitté son atelier ce soir‐là la tête pleine d’images, le corps chargé d’émotion. J’ai apprécié chaque tableau comme on ferait un voyage en terra incognita, me laissant porter par le hasard des chemins. Je vous invite à voyager vous aussi, à vous laisser porter par le souffle pour découvrir le travail remarquable d’une artiste en pleine liberté.
Longue vie Anne‐Marie!
LINO